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Revue Moyen-Orient, n°45, janvier-mars 2020
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Soulèvements dans le monde arabe : l’exception soudanaise ?
par Marc Lavergne
Fin 2019, la situation soudanaise semblait stabilisée : des mois de soulèvements populaires massifs guidés par l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC), contre des forces armées représentées par le Conseil militaire de transition (CMT) mis en place au lendemain de la destitution du général-président Omar al-Béchir le 11 avril 2019, après 30 ans au pouvoir, ont abouti à la nomination du gouvernement dirigé par Abdallah Hamdok en août. Le rôle des monarchies du Golfe a été central dans le déroulement de cette transition, pour provoquer la chute du dictateur dans un premier temps, puis pour tenter, dans un second, d’éviter la mise en place d’une évolution démocratique. En vain.
Cette issue pacifiée est le résultat de la détermination du mouvement populaire soudanais qui a soulevé les villes du Soudan central depuis le 19 décembre 2018, contre la crise économique, puis contre la personne du chef de l’État et le régime islamiste en place depuis le 30 juin 1989. La combinaison du soulèvement de la rue et de la jeunesse au sein de l’ALC, avec des organisations plus chevronnées, compétentes et légitimes comme l’association des professionnels, a assuré sa poursuite jusqu’au 3 juin, où le sit-in installé devant le quartier général de l’armée a été sauvagement dispersé par les soldats mais aussi par des paramilitaire regroupés au sein des dites Forces de déploiement rapide (FDR) (1). Ainsi, on comprend que si l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis font contre mauvaise fortune bon cœur, leurs ambitions régionales, complémentaires ou rivales, demeurent, ainsi que leurs moyens de pression sur les nouvelles autorités de Khartoum.
Une milice à la solde de l’Arabie saoudite
Les FDR sont l’émanation des janjawids lancés au début du conflit au Darfour en 2002 à l’assaut de villages supposés rebelles. Ces supplétifs issus principalement des tribus arabes nomades en mal de territoires pastoraux des périphéries du Darfour, sont désormais étoffés par des jeunes venus de tout le Sahel. La gestion de ces « soldats de fortune » est confiée à Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemedti », un aventurier lui-même originaire du Darfour et ancien vice-président du CMT (avril-août 2019). Ils sont chargés du contrôle des frontières, donc du racket des migrants, et ont mis la main sur les gisements aurifères du djebel Amir, au nord du Darfour, où opèrent des dizaines des milliers d’orpailleurs venus de toute l’Afrique. Surtout, depuis 2015, entre 8000 et 10000 d’entre eux sur les quelque 60000 dont dispose Hemedti ont été « loués » à l’Arabie saoudite qui les utilise comme chair à canon dans la guerre du Yémen. Ces différentes activités ont fait la fortune de Hemedti, dont les troupes forment une véritable armée, mieux équipée, mieux payée et entraînée que les forces régulières. Grâce à ces soutiens, Hemedti est devenu le personnage le plus puissant de l’échiquier politique soudanais, même s’il se tient derrière le chef de l’État en titre, le général Abdel Fattah al-Burhan, président du Conseil de souveraineté depuis août 2019 (2). Depuis l’instauration de la révolution de salut public en 1989, sous la férule de l’islamiste (Frères musulmans) Hassan al-Tourabi (1932-2016), l’hostilité née de la rivalité pour la direction de l’islam mondial n’a pas varié : le mentor du nouveau régime s’est évertué à faire de Khartoum une rivale de Riyad, accueillant Oussama ben Laden (1957-2011) et Al-Qaïda entre 1991 et 1996, ainsi que, chaque année, une conférence arabo-islamique réunissant les mouvements insurrectionnels islamistes de la planète, pour une démonstration de force – ou de capacité de nuisance – s’étendant des groupes armés algériens à l’insurrection d’Abou Sayyaf aux Philippines.
Certes, la mise à l’écart de Hassan al-Tourabi après l’attentat contre le président égyptien Hosni Moubarak (1981-2011) en 1995, qui a conduit à mettre le Soudan sur la liste des États soutenant le terrorisme, les attentats contre les ambassades américaines de Dar es-Salam (Tanzanie) et Nairobi (Kenya) en 1998, et la découverte du pétrole au tournant des années 2000, avaient conduit le Soudan à modérer ses positions. Le 11 septembre 2001 avait rapproché Khartoum de Washington, les services spéciaux soudanais (NISS) du général Salah Gosh n’hésitant pas à ouvrir à la CIA leurs dossiers sur les mouvements islamistes ; pour autant, le Soudan avait gardé ses liens étroits avec l’Iran, et surtout avec le Qatar (3), provoquant colère et méfiance en Arabie saoudite. Coopération militaire et sécuritaire avec Téhéran, coopération diplomatique et économique avec Doha se complétaient pour contester la suprématie revendiquée par Riyad de part et d’autre de la péninsule Arabique. Certes, l’Arabie saoudite avait finalement obtenu, à l’issue des « printemps arabes » (4), que le Soudan rejetât son alliance historique avec l’Iran, et rejoignit en 2015 la coalition antihouthistes au Yémen.
Mais les relations furent maintenues avec le Qatar après sa mise sous embargo en mai 2017, et amplifiées par la concession par Khartoum de la remise en état de la rade de Souakin. Ce port abandonné en 1905 au large des côtes du Hedjaz fut depuis le XVIe siècle sous la domination ottomane, le port historique d’embarquement des pèlerins africains vers Djeddah, accès des lieux saints de La Mecque et Médine : un défi de Khartoum à la dynastie des Al-Saoud et à sa suprématie sur l’islam mondial à la fois symbolique par sa résonance en Afrique sahélienne et un rappel de la conquête du Hedjaz par les Al-Saoud en 1925, et par la menace concrète que pouvait représenter l’installation d’une base navale turco-qatarienne en face d’un centre économique névralgique d’Arabie. D’autre part, l’asile fourni aux Frères musulmans égyptiens pourchassés par le régime d’Abdel Fattah al-Sissi après le coup d’État du 30 juin 2013, ainsi que l’aide apportée au Hamas, indisposait l’Égypte et ses alliés, d’Israël au Golfe. L’affaiblissement du régime de Khartoum sur la scène intérieure depuis 2018 avait donc incité Salah Gosh, rentré en grâce à la tête du NISS après une mise à l’écart de près de dix ans, à prendre langue avec Riyad et Abou Dhabi pour parvenir à un rapprochement.
La chute d’Omar al-Béchir, une victoire saoudienne
Au cours de nombreux allers-retours de part et d’autre de la mer Rouge, à la suite du déclenchement de l’insurrection populaire en décembre 2018, Salah Gosh et Hemedti mirent au point avec les Saoudiens l’éviction d’Omar al-Béchir, bouc émissaire parfait de la colère populaire, d’autant que frappé d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI), il ternissait l’image du régime à l’étranger (5). Sa chute et la destruction de l’« État profond » islamiste hérité de Hassan al-Tourabi furent menées à bien le 11 avril 2019 par Salah Gosh en personne (6). Pour autant, cette éviction, l’emprisonnement qui suivit et la mise en accusation pour un délit véniel de corruption ne suffirent pas à calmer les attentes de la population, qui réclamait la fin du régime militaire en place depuis 30 ans. Salah Gosh, haï par la foule, étant mis en prison – ou s’étant mis à l’abri en attendant des jours meilleurs ? – , les nouveaux dirigeants du CMT, le général Al-Burhan se rendit à Abou Dhabi et au Caire, et Hemedti rencontra à Djeddah le prince héritier saoudien, Mohamed bin Salman, le 24 mai pour demander des « instructions ». Peu après leur retour éclatèrent les massacres du 3 juin, qui mettaient fin au sit-in face au QG de l’armée à Khartoum, faisant plus de 200 morts et disparus : ayant atteint leurs objectifs de mise à l’écart d’Omar al-Béchir, les forces armées espéraient briser le soulèvement populaire, avec la bénédiction de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. Mais, dès le 5 juin, les États-Unis appelèrent le royaume Al-Saoud à cesser d’attiser la violence au Soudan, une prise de position inattendu qui préfigurait le soutien des démocraties occidentales au mouvement de contestation (7).
Après une nouvelle manifestation populaire massive le 30 juin, qui prouvait la capacité d’organisation et la détermination du mouvement populaire, les négociations entre militaires et civils purent reprendre sous l’œil vigilant du Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed Ali (depuis 2018), mandé par l’Union africaine (UE) et les États-Unis. L’accord finalisé le 17 août 2019 comporte la nomination d’un Conseil de souveraineté de 11 membres, appelé à diriger le pays durant une période transitoire de trois ans, sous la direction d’Al-Burhan, chef de l’État représentant la caste militaire au pouvoir. Un Premier ministre, Abdallah Hamdok, a été nommé d’un commun accord le 21 août ; il lui a fallu trois semaines pour obtenir l’accord des militaires sur le choix de ses ministres civils : le cabinet compte 18 membres, dont 4 femmes (une est de religion copte), ce qui a été abondamment souligné en Occident et qui a valu le soutien louangeur de la communauté internationale. Mais deux portefeuilles clés, la Défense et l’Intérieur, restant aux mains de militaires. Un partage des tâches qui revient à confier aux civils la gageure de redresser l’économie nationale, avec le risque d’endosser la responsabilité de l’échec, et de susciter frustrations et désarroi de la part de leurs soutiens dans l’opinion publique, tandis que les militaires gardent la haute main sur le pouvoir et sans doute les prébendes qui lui sont liées.
L’engagement saoudo-émirien : alliés ou rivaux ?
Cette victoire apparente et partielle du mouvement de revendication populaire a été avalisé par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis et relégué provisoirement au second plan leur protégé Hemedti. Les deux monarchies se prêtent d’apparemment bonne grâce au rôle qui leur est imparti de donner un ballon d’oxygène financier au Soudan. Les trois milliards de dollars qui avaient été promis à Omar al-Béchir pour calmer la foule seront décaissés pour le redressement de la monnaie nationale (livre soudanaise), et pour la livraison de pétrole et de blé, d’ici à la fin 2028. Le premier objectif de l’Arabie saoudite a été l’élimination des Frères Musulmans qui contestent la légitimité du wahhabisme – sur le plan doctrinal – en particulier le refus du sectarisme anti-chiite en vogue à Riyad – et la mainmise de la dynastie des Al-Saoud depuis un siècle sur les lieux saints de l’islam. Comme nous l’avons déjà souligné, Omar al-Béchir donnait toujours asile aux Frères musulmans pourchassés par le régime militaire égyptien depuis juin 2013, et avait conservé des liens anciens et étroits avec le Qatar et la Turquie, alimentant le soupçon de duplicité. L’épuration de l’armée, mise sous la coupe de commissaires politiques islamistes depuis juin 1989 est désormais engagée. Pour Riyad, la chute du régime militaro-islamiste de Khartoum est donc une revanche longtemps attendue.
Mais l’intervention saoudienne s’explique aussi par le rôle nouveau que joue la mer Rouge dans les projets de Mohamed ben Salman. Celui-ci a décidé de réorienter le développement de son pays vers la mer Rouge : dans sa Vision 2030, elle symbolise l’ouverture et l’avenir avec le projet NEOM. Cette cité artificielle vouée aux technologies du futur est censée s’y déployer, sur la route maritime entre l’Extrême-Orient et l’Occident, alors que le Golfe, mer fermée et stérile, est le lieu de la confrontation avec l’Iran, rival inexpiable. Pour contrôler cet axe maritime, l’Arabie saoudite a créé en janvier 2019 l’Organisation des pays riverains de la mer Rouge, à laquelle ont été conviés les concernés – mais ni l’Éthiopie ni les Émirats arabes unis, qui ont pourtant de forts intérêts stratégiques et économiques à y faire valoir. Les Émirats arabes unis jouent dans le dossier soudanais – comme vis-à-vis de l’intervention au Yémen, un rôle apparemment en harmonie avec leur allié saoudien. Mais les buts comme les moyens, sont sensiblement différents, et pourraient même conduite à une opposition plus affichée. Les Émirats Arabes Unis préparent eux aussi l’après-pétrole. Mais leur objectif premier est de contrôler l’accès au continent africain par des points d’appui clés sur les
rivages de part et d’autre du golfe d’Aden. C’est ainsi que les forces supplétives émiraties se sont déjà confrontées aux forces soutenues par Riyad au sud du Yémen, et que leur enjeu immédiat est centré sur les ports donnant accès au massif éthiopien. Ils ne sont que marginalement présents dans la mer Rouge, si ce n’est avec Assab, base-clé de l’intervention au Yémen, mais aussi demain d’accès à l’Éthiopie. Les Émiratis ressentent avec irritation leur exclusion du projet saoudien de la nouvelle organisation pilotée par Riyad, et ils souhaitent éviter de laisser le champ libre à l’Arabie saoudite au Soudan.
Un Soudan stable, un atout dans le nouveau « Scramble for Africa » ?
Le Soudan fut jusqu’en juillet 2011 le plus vaste pays d’Afrique, s’étendant du tropique du Cancer aux lisières de l’équateur : une diversité de climats et de milieux traversée par les cours du Nil Bleu et du Nil Blanc, qui pouvaient faire de cet espace faiblement peuplé un eldorado de développement agricole, en dépit de la sécession du Sud, plus arrosé. De plus les ressources de son sous-sol sont également abondantes (9). Les pays du Golfe ont depuis longtemps compris l’intérêt d’investir dans la « sécurité alimentaire ». L’Arabie saoudite a ainsi investi 13 milliards de dollars dans ce pays exsangue entre 2000 et 2017, selon l’institut Clagendael aux Pays-Bas (10). Dès les années 1980, des banques islamiques ou des magnats, comme Adnan Khashoggi, y avaient déjà obtenu des concessions agricoles de dizaines, voire de centaines de milliers d’hectares. Cet engouement s’est accentué ces dernières années avec l’érection de sept barrages sur les « cataractes » qui barrent le Nil en aval de Khartoum (11). Ces investissements reposent sur la spoliation des terres ancestrales des communautés villageoises ou nomades, et soulèvent donc une opposition déterminée qui freine l’engouement des investisseurs. La mise en place d’un régime stable et moins corrompu à Khartoum pourrait être un facteur de stabilisation de cette ressource, au service du développement soudanais Le sous-sol est une autre source d’intérêt de la part des investisseurs internationaux : le Soudan est le deuxième producteur d’or du continent derrière l’Afrique du Sud, mais ce pactole est entièrement dissipé et ne bénéficie pas au développement du pays (12). D’autres minerais attisent les convoitises, comme le chrome, exploité depuis des décennies, et les terres rares sont dans tous les esprits, en quête de nouveaux gisements pour briser le quasi monopole détenu par la Chine.
Mais l’implication des monarchies du Golfe au Soudan ne peut se comprendre qu’en l’inscrivant dans une perspective plus large : les Émirats arabes unis ont gardé leur vocation ancestrale de puissance maritime : l’occupation du Yémen du Sud et en particulier des ports du Hadramaout et d’Aden, ainsi que de l’île de Socotra, par les forces émiraties, constitue l’ébauche d’un écheveau qui se poursuit sur les côtes somalies et le long de l’océan Indien. La Corne de l’Afrique, de même que le détroit de Bab el-Mandeb, est donc le socle d’une stratégie émiratie qui rejoint la Libye où opère leur champion, le général Khalifa Haftar. Dans cette optique, les Émiratis s’appuient plus sur l’armée régulière soudanaise dans leur engagement au Soudan, que les Saoudiens, qui voient en Hemedti un instrument de lutte efficace contre leurs compétiteurs idéologiques de l’islam militant et au besoin, d’intervention dans toute la bande sahélienne.
Il importe de saisir la particularité du Soudan dans l’ensemble des soulèvements qui embrasent le monde arabe ; si les causes de la révolte de la révolte sont similaires, de la corruption rampante à l’arrogance des dirigeants qui s’appuient sur des divisions d’un autre âge, le soulèvement populaire soudanais se distingue par la maturité de ses acteurs : le Soudan bénéficie en effet d’une expérience ancienne de l’action politique, et de cadres intellectuels et administratifs de valeur. Cette capacité organisationnelle et manœuvrière lui a permis d’articuler la révolte populaire de la jeunesse urbaine avec des revendications structurées, et de surmonter les aléas des différents épisodes qui se sont succédés depuis un an. Ce réalisme et cette compétence sont un gage de succès dans la période de transition qui s’ouvre, avec un soutien affiché des pays occidentaux, et contre les aventures qui pourraient tenter d’autres acteurs du Golfe ou d’ailleurs.
M. Lavergne
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