En Afrique, la Russie mène une guerre « pas contre des ennemis, mais pour s’implanter »
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Marc Lavergne, propos recueillis par Alicia Mihami, TV5 Monde, 13 mars 2022
Vladimir Poutine et Teodoro Obiang, président de la Guinée équatoriale le 24 octobre 2019 lors du sommet Afrique-Russie à Sotchi, en Russie.
Mise à jour 11.03.2022 à 20:16
En Afrique, la Russie mène une guerre « pas contre des ennemis, mais pour s’implanter »
par Alicia Mihami
Base militaire, vente d’armes, présence de mercenaires… Depuis quelques années, la Russie s’applique à étendre sa présence sur le continent africain.
Marc Lavergne, directeur émérite de recherches au CNRS et spécialiste de la Corne de l’Afrique décrypte cette politique d’influence qui devrait s’intensifier dans les prochaines années.
TV5MONDE : l’influence soviétique en Afrique ne date pas d’hier. Comment s’est-elle formée initialement ?Marc Lavergne, directeur émérite de recherches au CNRS : Tout simplement parce que le monde était partagé en deux, et les pays qui luttaient pour leur indépendance à l’époque ont été soutenus par l’Union soviétique. C’est le cas notamment des anciennes colonies portugaises, qui n’ont été libérées qu’après la révolution des Oeillets : l’Angola, le Mozambique, la Guinée Bissau…
Il y a de nouveau un « scramble for Africa », c’est-à-dire une compétition de grandes puissances pour avoir accès aux ressources de l’Afrique.
Tous ces pays étaient soutenus par le bloc de l’Est, pas seulement l’Union soviétique, dans une logique bloc de l’Est contre bloc de l’Ouest de part et d’autre du rideau de fer. Et ce soutien a duré jusqu’à la chute de l’URSS, en 1991.
TV5MONDE : comment la Russie reconstruit-elle cette influence aujourd’hui ?
Marc Lavergne : Elle le fait sous un angle un peu différent. Il y a de nouveau un « scramble for Africa », c’est-à-dire une compétition de grandes puissances pour avoir accès aux ressources de l’Afrique. Et il ne faut pas oublier que la Russie est dirigée par des oligarques, qui cherchent à accéder à des matières premières (or, diamant etc.), parce que le pays n’a pas l’infrastructure industrielle pour exploiter des mines et transformer des minerais par exemple.
(Re)lire : sur la piste des oligarques russes
Mais la Russie opère dans une logique très différente de celle des autres grandes puissances. Il n’y a pas ce qu’on peut voir avec la Chine, qui cherche des matières premières, mais veut aussi vendre et fabriquer des objets sur le continent. La stratégie russe est aussi différente de celles des vieilles puissances coloniales comme la France, qui essaie de garder une influence politique, économique… Ce que la Russie cherche en Afrique relève plutôt du politique. C’est là qu’interviennent des entités comme le groupe Wagner.
(Re)lire : invasion russe de l’Ukraine : quelles sont les règles de la guerre et ont-elles été enfreintes ?
Ce faux-nez de l’armée russe recrute des mercenaires, encadrés par des membres du FSB ou des officiers à la retraite, et ces mercenaires sont autorisés à se payer sur la bête. Wagner, c’est la guerre bon marché, sous les radars, où la Russie s’affranchit de toutes les règles de la guerre, de la convention de Genève.
Wagner, c’est la guerre bon marché, sous les radars, où la Russie s’affranchit de toutes les règles
C’est une guerre non pas contre des ennemis, mais pour s’implanter dans des pays où la Russie n’a pas la possibilité de déployer des réseaux commerciaux. C’est le cas par exemple de la Centrafrique, où le président Faustin-Archange Touadéra ne peut compter sur personne dans son propre pays pour le protéger. Avec Wagner, la Russie sait rendre ce genre de service.
TV5MONDE : avoir de l’influence en Centrafrique est un enjeu important pour la Russie ? Marc Lavergne : Je crois que la Centrafrique est en première ligne. C’est un pays qui permettrait à la Russie de rayonner tout autour, aussi bien vers la République démocratique du Congo que vers l’Afrique de l’Est ou de l’Ouest… C’est une position stratégique, avec de de l’uranium, des diamants, c’est-à-dire des matériaux qui sont faciles à exporter. C’est aussi un pays extrêmement mal géré, sans infrastructures, avec une population inégalement répartie sur le territoire et désunie. C’est donc une implantation facile pour la Russie, particulièrement après l’échec de
Sangaris et de la Minusca. Les Russes ont compris qu’il y avait là un ventre mou, et ils se sont installés à la place de la communauté internationale, discrètement.
(Re)voir : qui sont ces mercenaires du groupe russe Wagner ?
De là, ils se sont implantés en Libye, puis ils ont déployé Wagner au Darfour, où ils oeuvrent avec Mohamed Hamdan Dogolo, chef des milices locales, qui exploite clandestinement des mines d’or, fait du trafic de migrants, de la contrebande, et qui est devenu l’homme fort de Khartoum aujourd’hui.
TV5MONDE : l’implantation d’une base militaire au Soudan est-elle la prochaine étape de l’expansion russe en Afrique ?
Marc Lavergne : Dès qu’on parle de base militaire ou navale, il y a des crispations. Mais même si la Russie n’est pas nouvelle sur la Mer Rouge, tout le monde ne soutient pas ce projet. L’Égypte est inquiète de voir la Russie s’implanter au Soudan, idem pour l’Arabie saoudite, en face. Même le Soudan n’est pas forcément pour accueillir cette base, parce que le pays est tout de même dans la main des Américains. Mais comme les bases militaires françaises au Qatar, ou à Abu Dhabi, personne ne compte dessus, c’est juste symbolique.
TV5MONDE : que peut-on attendre de la Russie pour la suite alors ?
Marc Lavergne : Je pense que la Russie va tenter d’accélérer son implantation, car il y a des places à prendre, notamment parce qu’il y a un rejet des vieilles puissances comme la France. Mais aujourd’hui, je vois un capitalisme africain qui se développe à vitesse grand V et beaucoup des anciens dirigeants qui sont en train de disparaître, au Gabon, au Cameroun…
« La Russie aura du mal à s’établir comme une puissance industrielle pouvant offrir des choses adaptées aux besoins des Africains »
Il y a une nouvelle génération, qui va ouvrir les portes de l’Afrique en grand. Aux Russes ? Pourquoi pas, à condition que les Russes aient quelque chose à proposer. À mon sens, la Russie aura du mal à s’établir comme une puissance industrielle pouvant offrir des choses adaptées aux besoins des Africains, et elle n’a pas la même culture commerciale que la Chine. Elle risque donc de se trouver face à ses propres limites.
Participation à des jurys d’habilitation à diriger des recherches
juin 2021 : Rafaâ Tabib : HDR « Le territoire et la tribu à l’épreuve de l’effondrement de l’Etat en Libye » , Université de Tours ( Olivier Legros, dir.)
27 janvier 2014 : Xavier Guillot de Suduiraut: L’habitat à l’ère de la mondialisation. Regard croisé/retour critique/recherche en cours, Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris Belleville, Universié Paris-Est (rapporteur) ;
29 novembre 2013 : Fabrice Balanche : Le facteur communautaire dans l’analyse des espaces syriens et libanais (référent), Université Lyon 2 ;
4 janvier 2013 : Karine Bennafla : « Pour une géographie des bordures à l’heure globale : frontières et espaces d’activités « informelles » (rapporteur)
L’abandon de la population du Darfour, une nouvelle infâmie de l’ONU ?
Et une nouvelle stupidité de l’Europe ? ou l’inverse ? A mettre en relation avec la récente visite de Le Drian, ministre de l’Afrique, à Khartoum, pour demander l’aide de Béchir pour empêcher les migrants de venir nous embêter. Contre quoi ? Mystère…
Un autre Breton, Charles Josselin, ministre de la Coopération – c’est à dire de la prédation de l’Afrique et du détournement des fonds publics français par des entreprises françaises en mal de contrats faciles -, me déclarait il y a une vingtaine d’années en aparté, après une émission sur le jihad dans les monts Nouba : « Ces Soudanais sont musulmans à 70 %, ils ont bien le droit d’avoir un gouvernement musulman ! ». Béchir et Tourabi à l’époque abritaient Ben Laden et tout l’appareil d’Al Qaida, Pasqua dealait Carlos avec les services du régime qui allaient tenter, l’année suivante, d’assassiner Moubarak…
Aujourd’hui on compte sur les mêmes pour sauver la Françafrique, avec toutes nos colonies du Tchad au Mali, bien mal en point avec nos Bat d’Af’ qui campent sur place depuis plus d’un siècle, face à des voyous des sables armés par Khartoum… Trop malins, les Français !
Pour en revenir aux Bretons, anciens colonisés de l’intérieur, je me demande s’il n’y aurait pas un intérêt à relancer la recherche anthropologique sur la dimension tribale de notre engagement africain, de Bolloré à Le Foll et j’en passe… Mais on est là, bien entendu, très loin de Calais, où s’échouent les rescapés de notre aide au développement.
http://www.rfi.fr/emission/20171111-lavergne-cnrs-deplaces-darfour-renvoyer-condamner-mort
« Aux racines du djihadisme africain », à paraître dans « Le magazine de l’Afrique », mars-avril 2016
Aux racines du djihadisme africain
Marc Lavergne
Les nomades sahariens au XXè siècle, des perdants de l’Histoire ?
L’hiver 1969… j’étais à Djanet, lointaine oasis aux confins de la Libye et du Niger, dans le bordj où les jeunes militaires de l’ALN avaient remplacé l’armée française. Ils étaient tous du nord, et découvraient comme moi le Sahara. A nos pieds s’étendait la palmeraie et plus loin dans l’oued, se déroulait une fantasia en l’honneur du nouvel aménokal des Kel Ajjer, qui venait de succéder à son père. Une foule bigarrée festoyait joyeusement entre les tentes des groupes venus de toute la région. Mais je compris bien vite que ces festivités n’étaient qu’un sursaut dans le déclin de cette société targuie naguère si glorieuse. Quelques jours plus tard, mon vieux guide Djebrine me racontait comment il avait pris part, jeune homme, à l’assassinat du Père de Foucault, dans cette fameuse expédition sénoussie jusqu’à l’Assekrem en 1916. Dans le vocabulaire d’aujourd’hui, un « acte terroriste contre un civil innocent », mais en même temps une action de résistance d’un groupe politico-religieux contre l’occupation étrangère, et plus précisément contre un agent de renseignement occupant une position stratégique, dans le contexte de la Première guerre mondiale, avec sans doute intervention d’agents turcs alliés de l’Allemagne…
Puis il y avait eu l’arrivée des Français, qui avaient émancipé les anciens esclaves, ces harratin de l’oasis envoyés à l’école tandis que les fils des maîtres continuaient de nomadiser au loin. Ils étaient devenus les rouages du pouvoir colonial, dont ils maîtrisaient la langue et les coutumes, portant le pantalon et la chemise blanche, et servaient maintenant l’Algérie indépendante.
Un dernier rezzou de Toubous venus du Niger avait encore dévasté l’oasis de Djanet quelques années plus tôt, en quête de dromadaires et de pillage…Mais les caravanes d’âniers qui prenaient la piste de Ghât, dans la Libye voisine, montraient l’apparition de nouveaux courants d’échanges, avec de nouveaux acteurs. De nouvelles frontières quadrillaient l’espace de vie nomade et la découverte du pétrole attirait les jeunes vers In Amenas, l’ancien Fort Flatters. (suite…)
Résoudre un conflit sans en chercher les causes ? La RCA entre imposture et amnésie
Marc Lavergne
Directeur de recherche au CNRS
Président de l’association RH 2 « Recherche et ressources humanitaires »
Mots-clés : Centrafrique, colonisation, conflit, esclavage, massacres, ethnicité
Résumé : La Centrafrique est un Etat né d’une conquête coloniale militaire par la France, qui a mis fin à la concurrence esclavagiste puis mis le pays en coupe réglée durant un demi-siècle, en utilisant des méthodes d’une barbarie inouïe. La puissance coloniale ne s’est pas retirée à l’indépendance, mais a réussi à continuer de gérer le pays à son profit exclusif jusqu’au désastre actuel. Cette longue histoire de violences et de résistances face aux envahisseurs (chasseurs d’esclaves au nord-est, compagnies concessionnaires au sud-ouest) a laissé dans la population des séquelles de brutalité, de méfiance et de cruauté, mais elle a aussi forgé les éléments fondateurs d’une capacité de coexistence et de citoyenneté.
« Zo so ngbo a dé lo, a ba komba a kpé » (L’expérience du passé permet d’éviter les erreurs du présent, dicton centrafricain)
Le territoire de la Centrafrique, défini par sa position au cœur du continent africain, est avant tout, pour ses habitants, une interface entre plusieurs mondes : l’appellation coloniale Oubangui-Chari indiquait le passage entre le bassin du Congo, monde de la forêt, à celui du lac Tchad, monde de la steppe puis ouverture au nord vers le désert et au-delà la Méditerranée et le monde arabe. A l’est, la frontière tracée par les colonisateurs avec le Soudan est celle du partage des eaux avec le bassin du Nil et à l’ouest avec le Cameroun et le Moyen-Congo qui bordent le golfe du Bénin. Un pays enclavé donc, mais un pays dont les façades ouvrent sur des horizons ouverts et divers.
C’est de ces horizons que va naitre, à la fin du XIXe siècle, la Centrafrique d’aujourd’hui.
Au temps de l’esclavage
Au nord-est, la région de la steppe est depuis des siècles un réservoir d’esclaves, le Dar el Kuti, voisin du Dar Fertit centré sur le Bahr el–Ghazal voisin. Ces territoires peuplés d’agropasteurs animistes sont (suite…)